Ex Ettore Bugatti
1938 Bugatti Type 57 C Coupé Spécial
Chassis no. 57335
Engine no. 340
Il y a beaucoup de Bugatti spéciales. Il y a plus encore de propriétaires de Bugatti importants et célèbres. Mais aucune Bugatti, pas même les Type 41 « Royale » qui restèrent à Molsheim pendant des années, n'est plus liée avec Le Patron, Ettore Bugatti, que cette Type 57 C Coupé Spécial. Encore plus émouvant et significatif est ce rapprochement simultané avec le fils aîné d'Ettore, Jean, talentueux auteur de cette carrosserie unique qui serait sa dernière création.
La Type 57 introduite pour 1934 marqua l'affirmation de Jean Bugatti comme meneur d'hommes et force créatrice chez Bugatti. Ce fut le premier type construit sous sa direction et il intégra de nombreuses innovations pour Bugatti. Son moteur à huit cylindres en ligne et deux arbres à cames en tête de 72 mm d'alésage et 100 mm course déplaçait 3,257 cm3. Le vilebrequin tourillonnait sur cinq paliers principaux. Les arbres à cames étaient entraînés par une cascade de pignons hélicoïdaux située à l'arrière du moteur, la prise de mouvement étant suivie par un sixième support pour le vilebrequin. Des linguets intermédiaires réduisaient la poussée latérale sur les queues de soupapes.
La Type 57 inaugurait aussi chez Bugatti le montage en bloc de la boîte sur le moteur et l'embrayage à disque unique à sec. Les trois rapports supérieurs étaient à crabots et prise constante. Jean avait aussi créé un nouveau système de suspension avant à roues indépendantes à base de ressorts transversaux qui fut monté sur les deux premiers châssis Type 57 avant que le Patron ne s'en aperçût et n'imposât le montage d'un essieu avant rigide tubulaire caractéristique des Bugatti. Par conséquent, la suspension était selon la tradition Bugatti à ressorts semi elliptiques à l'avant et à ressorts quart elliptiques inversés à l'arrière et les freins étaient à commande mécanique par câbles.
Une grande part du succès commercial de la Type 57 peut être attribué aux carrosseries raffinées et fluides de Jean Bugatti qui habillèrent si élégamment les plus célèbres exemplaires du modèle. Les Atalante, Ventoux, Stelvio et la berline Galibier qui concurrencèrent avec bonheur les créations exceptionnelles des meilleurs carrossiers de France et d'Europe représentèrent la plus grande partie de la production de la Type 57. Les acheteurs de Bugatti pouvaient exiger le meilleur, mais majoritairement, ils choisirent les créations de Jean Bugatti.
Malgré l'état des finances, le développement de la Type 57 se poursuivit en 1936 avec l'introduction d'un châssis plus rigide et d'un moteur monté sur caoutchouc ainsi que d'une Type 57 C à compresseur de 160 ch. En 1938, l'impensable survint à Molsheim avec l'adoption – enfin – par Bugatti de freins à commande hydraulique Lockheed et le remplacement des superbes et légères, mais coûteuses roues en aluminium à tambour incorporé par des roues Rudge-Whitworth à rayons fils et serrage central avec tambours séparés. C'est dans ce contexte technique que cette automobile, la Type 57 C Coupé Spécial 57335, fut créée. On a dit parfois qu'elle fut offerte à Ettore Bugatti par les ouvriers de Molsheim comme cadeau d'anniversaire, ce personnel qui l'avait tant déçu quand ils avaient occupé l'usine en 1936.
Quoi qu'il en soit, cette voiture est construite à usage interne de l'Usine en juin 1938. Nous trouvons sa trace dans le registre de fabrication des carrosseries. En effet, le 23 juin 1938 , le véhicule qui sort de l'atelier est consigné sous la dénomination : « 57/486 23.6 57335 vert 2 tons cuir vert ». Cela signifie que dès sa sortie d'Usine, le coach à moteur 486 reçoit la carte grise du châssis « 57335 ». Il ne sera pas le seul véhicule à circuler avec les papiers de « 57335 » qui correspondent à la plaque d'immatriculation « 3738 NV3 », mais il ne possèdera pas d'autre identité pendant toute sa vie à l'Usine de 1938 à 1959.
Peu de temps après sa sortie d'usine ce Coach sera prêté à l'agent Bugatti de Bordeaux, M. Pierron. La voiture sera exposée lors de la Foire de cette ville en 1938. Plusieurs clichés montrent la voiture équipée de pneus cirés, de roues chromées et du toit vitré transparent propre à cette carrosserie. Le fondé de pouvoir de l'Usine Adrien Paul, les représentants itinérants tels Peigues, Wimille, et sans doute Ettore Bugatti lui-même, utilisent l'auto en 1938 et 1939.
Nous retrouvons mention du véhicule dans le « stock des voitures de seconde main de démonstration » consigné le 15 août 1939. Elle est la seule au milieu de dix autres voitures à être libellée « Usine ». La voiture est décrite « Coach Spécial vert moteur 486 Usine ». Elle est souvent prêtée aux pilotes et démonstrateurs de l'Usine. Le plus fameux d'entre eux, Jean-Pierre Wimille, est photographié à son volant en 1939. Après la guerre, ce coach spécial devient la voiture personnelle du directeur de l'Usine, Pierre Marco. Celui-ci circule encore dans les rues de Strasbourg au milieu des années 1950 avec les anciennes plaques « 3738 NV 3 ».
En 1959, le grand négociant belge de Bugatti Jean De Dobbeleer se porte acquéreur de la voiture directement à l'Usine. Elle lui est décrite ainsi par une lettre du 30 janvier 1959 : « Vente de notre voiture 57 à compresseur , dans l'état ou elle se trouve et connu( de vous et après essai, au prix de FRF 1,000,000 , numéro dans la série du type « 57335 », moteur 340, coupé Galibier vert et noir et nous vous confirmons que cette voiture a appartenu à Monsieur Ettore Bugatti et a été employée par la suite par notre directeur général , M. Pierre Marco ».
Cette lettre nous apprend aussi que le montage du compresseur est ancien et date de la période « Usine ».
Dans le registre des Bugatti publié par H.C.G. Conway en 1962, la voiture est décrite comme suit :
« 57 C châssis 57335 moteur 340 ex 57557 Coach Galibier 2 portes 4 places, coloris d'origine en deux tons de vert et cuir vert ». Il est précisé que « le véhicule a reçu de nombreuses modifications durant sa longue carrière à l'Usine. Il possède un moteur de type 101 à compresseur, couplé à une boite Cotal. Le carburateur est un Weber vertical .Les freins sont hydrauliques et d'un modèle spécifique à cette voiture. Les suspensions ont été modifiées et les amortisseurs sont spéciaux.... ».
Nous ne savons pas ce qu'il est advenu du moteur d'origine « 486 », mais le moteur « 340 » qui serait actuellement dans l'auto provient du châssis « 57449 », voiture qui était en stock à l'Usine pendant l'été 1939. Il est fort possible qu'à cette occasion, ce moteur fut repris en échange standard, puis installé dans le Coach Spécial . Il se peut aussi qu'à cette période la voiture fût équipée d'un compresseur. (La boite de vitesse « 486 » est aujourd'hui dans le tank 57G de Fred Simeone, la voiture gagnante des 24 Heures du Mans 1937). La substitution peut dater de la période Usine post course du tank, mais plus certainement de l'époque où les deux autos se trouvaient vers 1960 dans le garage de J. De Dobbeleer à Bruxelles.
Le Coach Spécial présenté à la vente aujourd'hui est la seule Bugatti Type 57 conservée pendant plus de vingt ans par l'Usine. Elle reçut toutes les améliorations possibles et peut être considérée comme un laboratoire roulant utilisé encore au début des années cinquante lors de la sortie du Type 101.
Sa partie la plus caractéristique est sa carrosserie Coupé Spécial dessinée par Jean Bugatti. Intégrant de nombreux traits stylistiques qui allaient s'exprimer pleinement sur la dernière série des berlines Galibier, notamment la plage arrière plongeante, les ailes en goutte d'eau et les flancs rigoureusement plats sans marchepieds. Dans sa version originale, elle avait un unique toit en verre à deux glaces, élément de style que Jean avait utilisé pour la dernière fois sur la superbe Type 41 Royale. La roue de secours garnie est cachée dans le panneau arrière sous un couvercle rond en tôle. La calandre est du modèle classique chez Bugatti et non pas du type en dièdre que Jean introduisait de plus en plus sur les Type 57 de production et les projecteurs placés très bas dans les joues d'aile flattaient encore davantage la prééminence de la calandre traditionnelle.
L'intérieur est garni de cuir vert olive assorti aux teintes vert pâle et noir de la livrée. Du bois précieux encadre les glaces et le pare-brise. Le pare-chocs arrière comporte un inhabituel emblème Bugatti en émail cloisonné.
Signe de la gravité de l'état des finances de l'usine Bugatti, cette voiture à caisse n° 278 reçut le numéro de châssis d'une 57 Torpédo antérieurement détruite déjà immatriculée au nom d'Ettore Bugatti pour éviter de payer les taxes applicables à une voiture neuve.
Au cours des deux années suivantes, jusqu'à la réquisition de l'usine en 1940 par les nazis, elle fut conduite par Ettore Bugatti, par le pilote officiel Jean-Pierre Wimille et d'autres. Avant l'occupation de l'usine, elle fut discrètement emmenée vers une cachette par Robert Benoist qui, dans l'aventure, faillit être pris par les Allemands comme une anticipation de ses futures actions en tant qu'agent secret du British Special Operations Executive (SOE) agissant en France occupée et de son arrestation par la Gestapo avant son exécution au camp de Buchenwald.
Revenue à Molsheim après la guerre, elle devint la monture favorite de Pierre Marco, Directeur Général de Bugatti, et servit couramment de banc d'essai roulant pour de nouvelles solutions et de nouveaux composants. Cet emploi lui valut de recevoir plusieurs éléments uniques et inhabituels, notamment le volant à trois branches du Type 101 et des freins hydrauliques Lockheed, ces derniers n'ayant probablement pas été montés sur une voiture destinée à Ettore Bugatti.
En tant que Type 57 C tardive, en plus de son compresseur – monté par l'usine avant sa cession à son premier propriétaire privé - elle reçut des roues fils Rudge-Whitworth et un moteur à supports caoutchouc. Elle a été aussi équipée pendant son séjour à l'usine d'une radio, d'un chauffage et du système de graissage le plus récent.
Le moteur est lui-même inhabituel qui souligne encore l'usage de cette voiture par l'usine pour des expérimentations et des développements. Elle est alimentée par un carburateur Weber inversé avec une tubulure d'admission à orifice supérieur et un compresseur du type installé sur la Type 101.
Après le départ à la retraite de Pierre Marco, le collectionneur belge de Bugatti Jean de Dobbeleer fut en mesure comme il a été dit d'acheter la voiture le 31 janvier 1959 après vingt années passées au service de l'usine Bugatti. De Dobbeleer répéta la « combine » de l'usine en frappant dans le compartiment moteur le numéro 57557, celui d'une voiture qu'il avait possédée, toujours pour éviter de payer des taxes fiscales. Plus tard dans l'année, elle fut cédée au collectionneur de Bugatti américain Lyman Greenlee d'Anderson (Indiana).
Greenlee dorlota cette Bugatti 57 importante et grandement originale en la stockant et en l'entretenant soigneusement tout en l'utilisant avec parcimonie pendant 14 ans, mais en 1973, il accepta de la vendre à William Howell d'Oklahoma City. Greenlee sentit que Howell, dont le mécanicien était Alf Francis, l'ancien mécanicien de Stirling Moss, appréciait l'histoire unique, l'originalité et les performances de 57335 et qu'il continuerait à la préserver, soulignant à nouveau son importance dans une lettre qui, complétant une vaste documentation, accompagne la voiture. Le propriétaire suivant, Gary Kohs de Birmingham (Michigan), passa un examen semblable afin de vérifier, à la grande satisfaction de Howell, qu'il comprenait et appréciait la signification de 57335 et qu'il pouvait et voulait continuer à la préserver quand elle changea de main en 1982. Greenlee le jugea apte en partie en déclarant sans équivoque : « Le seul paiement du prix ne suffit pas à acquérir la voiture ...Vous devez aussi prouver que vous avez les qualités requises par votre comportement vis-à-vis d'elle. » Ce fut bien le cas car elle vécut vingt-sept ans sans changer de main - pour la quatrième fois seulement depuis son départ de Molsheim en 1959 – quand elle rejoignit la collection de M. John O'Quinn en 2009 en apportant ses carrosserie, spécificités, style et originalité uniques, outre sa provenance Ettore Bugatti, à une collection d'une importance croissante.
Au cours de toutes ces années passées dans les collections de Greenlee, Howell, Kohs et O'Quinn, elle a été rarement exhibée bien que ses liens intimes avec Ettore Bugatti l'eussent fait inviter par les organisateurs au Concours d'élégance de Pebble Beach 1985 en complément de l'apparition historique simultanée des six Royale Type 41.
Elle y fut examinée par les spécialistes dont Hugh Conway qui s'émerveilla de son fabuleux état d'origine. Conway nota son boîtier de direction Durand, une dérogation à la pratique Bugatti, mais il prit contact avec Noël Domboy qui confirma qu'il avait insisté auprès de Pierre Marco pour qu'il fît remplacer le boîtier Bugatti normal afin d'éviter un éventuel problème.
L'originalité de son état et son intégrité sont étonnantes et jusqu'au faisceau et aux organes électriques. Toutes les finitions sont telles qu'elles furent choisies par Bugatti il y a 75 ans. En plus de l'épais dossier de documentation, elle possède dans une trousse de cuir un jeu complet d'outils frappés « EB ». Les planchers, capot et caisse sont frappés de leurs numéros d'origine. Le toit en verre d'origine qui a été changé avant sa vente par l'usine peut être facilement refait sans gâcher le caractère par ailleurs préservé et original de la voiture.
Mais elle est aussi très rapide, résultat de la continuité de son développement par Molsheim et surtout de son moteur spécial, de son système d'alimentation et de son compresseur. Jamais démontée, c'est un plaisir à conduire qui montre bien ce que l'on ressentait en pilotant une Type 57 C neuve sortant juste de l'usine Bugatti. On comprend qu'elle fut la Bugatti préférée de Pierre Marco.
Sa carrosserie unique signée Jan Bugatti, son moteur suralimenté très développé, sa superbe originalité, ses vingt ans d'histoire comme véhicule de développement de l'usine et, plus important, son association personnelle avec Ettore Bugatti qui l'a conduite en font une des Bugatti les plus importantes et les plus significatives disponibles depuis des années.
C'est un morceau intime et personnel de l'histoire de la marque et du Patron, vierge de toute restauration et embelli par ses liens avec Ettore et Jean Bugatti, Jean-Pierre Wimille, Robert Benoist, Pierre Marco et une petite élite de collectionneurs qui l'ont chérie et préservée pour les générations futures.
Nous adressons nos plus vifs remerciements à M. Pierre-Yves Laugier pour les précieuses informations qu'il nous a transmises en décembre 2012 concernant les origines et l'historique de « 57335 ».